Lundi 22 mars 2021 – Le Cube – 09:28 – 

Comment on fait quand on n’a pas envie ? Par où on commence ? 

J’ai finalement décidé de ne rien amener. Enfin presque. Mon sac à dos avec mon ordinateur, un carnet, quelques stylos pas franchement sexy, mon agenda et un déjeuner. J’y ai aussi jeté une enceinte portable au dernier moment, mais je sais d’avance que je ne l’utiliserai pas. Trop besoin, trop envie du silence. Mais savoir que j’ai le choix, que le silence ne m’est pas imposé rend ce calme plus précieux.

J’attends d’être ici depuis une semaine et à peine suis-je dans la salle, que je trouve un prétexte pour la fuir. Un rendez-vous en salle numérique, une note oubliée dans un autre bâtiment de l’école, un livre à aller chercher à la médiathèque…

Ah, j’ai aussi glissé dans mon sac un livre de Leïla Slimani qui m’a semblé à propos : Le parfum des fleurs la nuit aux éditions stock.

En entrant je fais le tour de la salle deux ou trois fois. L’inventaire de ce qui s’y trouve. Je m’attendais à un cube vide, mais j’y découvre trois grandes tables installées en L – faites de planches en bois relativement propres posées sur des tréteaux – une imposante échelle que je n’arriverai jamais à sortir seule et quatre tabourets dépareillés.

La salle fait environ quatre mètres cinquante sur cinq mètres. Dans un coin, une petite ouverture dans la cloison donne sur un micro espace sans fenêtre avec un lavabo et deux poubelles.

L’exiguïté de ce petit bout de salle me donne envie de m’y réfugier. 

J’essaie de comprendre l’espace en le photographiant, en le parcourant, mais je ne me l’approprie pas vraiment. 

J’ai sagement plié mon écharpe et mon manteau sur un tabouret et j’ai posé mon sac à l’extrémité d’une des tables. Je ne veux pas déranger. J’aimerai être capable d’être foutraque, de déborder, de salir et de tout changer. 

Je souris en pensant que si les précédent·e·s occupant·e·s n’avaient pas laissé ces meubles je serais probablement assise par terre en ce moment, incapable d’aménager un espace de travail sans avoir le sentiment de violer un lieu qui ne m’appartient pas.

J’ai annoncé à quelques personnes mon intention de passer trois jours ici pour « faire des choses » et j’ai peur que des gens passent me voir. J’hésite à m’enfermer pour éviter de devoir expliquer qu’en réalité je n’ai aucune idée de ce que je fais. Si la porte est verouillée iels penseront peut être que je suis partie faire un tour.

Lundi 22 mars 2021 – Le Cube – 11:57 – 

Me fixer des objectifs. 

J’ai passé la matinée sur les notes de mon téléphone. À écrire. À dessiner du bout de l’index. À photographier.
4,7 pouces.
C’est l’espace que j’occupe actuellement. 4,7 pouce d’un écran rétina tactile constamment fourré dans ma poche. C’était bien la peine de monopoliser une salle pour moi toute seule pendant trois jours !
Je sors mon ordinateur et glisse tout en vrac sur un document indesign.

Imprimer.

Étaler.

L’objectif de cet après-midi c’est de prendre de la place. Ne pas culpabiliser. Ne pas m’excuser d’être ici. Ne pas faire de petites piles de feuilles. Ne pas relier non plus. Ne pas camoufler ou cacher derrière quoi que ce soit. Ne pas penser que je gaspille ou que je gâche.

On s’occupera des restes après…

Lundi 22 mars 2021 – Le Cube – 15:08 – 

J’ai trop manger et je voudrais faire une sieste. Si je m’allonge une heure, personne ne le saura, personne ne s’en rendra compte. Et quand bien même, je pourrais prétendre que ça fait partie du process.

Je viens de lire Foucault et ses Hétérotopies. Je me dis que cet espace – ce Cube – n’a pas besoin de moi pour être autre, hors du temps, pour faire se croiser des réalités éloignées et des histoires d’inconnu·e·s.

Personne ne m’a attendu pour le remplir. Comment je fais moi pour le faire parler à nouveau ? 

Continuer d’habiter. Ou plutôt d’habiller. 

J’ai étalé par terre toutes les images que j’ai faites ce matin. C’est encore beaucoup trop timide. Et puis ça ne rime à rien. Je n’ose pas imprimer des dizaines, ou des centaines de pages. Je dois pourtant cartographier toute la pièce, enregistrer le moindre détail insignifiant avant de pouvoir en dire quelque chose.

Deux clous qui s’embrassent. Un trou dans le mur. Du scotch au plafond. Tous les angles, les pieds, les tâches, les marquages, les bouts de fils nylon…
J’ai quand même réorganisé un peu l’espace. Je me suis débarrassée de deux des tables. J’ai poussé la troisième contre un mur pour me faire un bureau.
Quand je suis arrivée, elles étaient toutes face à la porte. Pas moyen de s’asseoir sans tourner le dos à une possible intrusion. Je déteste être dos à la porte !
[…] il existe donc des lieux qui nous façonnent d’une manière singulière, comme nous les façonnons nous-mêmes, des lieux qui, par ce qu’ils sont, rendent possible une activité ou une expérience et ouvrent à des apprentissages.
Emmanuel Nal, « Les hétérotopies, enjeux et rôles des espaces autres pour l’éducation et la formation », Recherches & éducations, 14 | 2015, 147-161.
Je me demande ce que j’attends en venant ici. Certainement pas une épiphanie, un grand éclair de productivité qui tout à coup me ferait produire des choses vite et bien.

Je me souviens de m’être beaucoup enfermée dans des placards quand j’étais enfant. Pendant les vacances, chez mes grands-parents, mon endroit préféré de leur petit appartement était leur penderie. Je pouvais y passer 20 minutes allongée sur la moquette dans l’odeur chaude de leurs manteaux. Je ne me cachais pas vraiment, tout le monde savait où me trouver. Mais je savourais la solitude de cet endroit trop petit pour deux, et le son feutré des voix qui me parvenaient sans faire partie du même monde que le mien.

Je crois que c’est ça que j’aime dans mon Cube. Le confort de la solitude et les bruits du monde tout proche.

Mais je me complais dans ma petite boîte. Je ne suis pas du genre à m’ennuyer et je pourrais rester trois jours à regarder les murs, sol et plafond. Mais ça, je n’ai plus besoin de me le prouver et j’ai toute la vie pour l’éprouver.

Non, ce que je cherche, je crois, c’est comment on fait pour faire. Comment on démarre ? Par quoi on commence ? Où on va quand on ne sait pas où on veut aller ? 

On se fixe des objectifs. On fait des listes. Et des listes de listes. On écrit des protocoles…
Allez, je m’y colle ! (il serait temps, il est 18:45 et c’est déjà la fin de ma première journée).

Lundi 22 mars 2021 – Le Cube – 18:46 – 

Remplir entièrement le sol de la salle
Amener du manuscrit : dessiner sur mes premières impressions ?
Représenter l’espace à la main ?
Faire ressortir plus clairement des questions et des problématiques.

Mardi 23 mars 2021 – Le Cube – 09:22 – 

Retour dans ma boîte.

Faire.
Remplir.
Noircir.

Merde ! J’ai oublié de prendre des outils pour tracer.

Et l’échelle ? J’en fais quoi de l’échelle ? 

Je crois que je commence à me sentir chez moi. Le bureau m'est familier, je circule instinctivement entre les feuilles qui jonchent le sol. J'imite Leïla Slimani et je me débarasse de mes chaussures. Mais contrairement à elle, ça n'est pas pour faire moins de bruit, pour être plus discrête et me faire oublier par moi-même. Mes semelles à moi ne font pas de bruit. Non, c'est pour sentir un peu plus l'espace. Pour pouvoir marcher partout, sur mes feuilles. Je sens que je vais très vite le regretter. Je déteste avoir des poussières entre les orteils.

Mardi 23 mars 2021 – Le Cube – 12:16 – 

C'est important le choix des mots.
Pour les autres et pour moi. Pour me donner de l'assurance, et pour expliquer avec justesse. Et puis pour leur musique aussi. Parce qu'ils sont beaux dans la bouche.
Je note depuis un moment les mots que j'aime. Pour les garder sous la main.

Je voudrais déployer des objets dans l'espace. Faire vivre mes petits bouts de rien à l'intérieur de mon Cube. 

Je n'ai pas su le formuler correctement hier. Je l'ai fait par la négation, par le reproche à moi-même : « Ne pas faire de petites piles de feuilles. Ne pas relier non plus. Ne pas camoufler ou cacher derrière quoi que ce soit. »
Ne pas
C'est typique ça ! J'oscille toujours entre ne pas et je dois. Pour aujourd'hui (et pour la suite je l'espère) je dirai : je voudrais ou je vais.

Il y a cette vidéo que je n'ai pas du tout utilisée hier. J'y lis le texte de Foucault en arpentant mon Cube. Je voulais voir mon corps dans cet espace, mais je l'ai écartée immédiatement. J'ai du mal à me voir, surtout faire une chose aussi banale que lire et marcher.
La classe prend des nouvelles. Iels veulent savoir comment ça se passe « dans ma boîte ». Si iels peuvent venir me voir, me parler ou m'écrire des cartes postales.

Je dois les inviter à passer, mais je repousse le moment de le faire. 

Voilà. C'est fait. Maintenant j'ai le trac… 

Mardi 23 mars 2021 – Le Cube – 17:50 – 

J'ai réorganisé mes pages. Je suis montée, descendue, remontée pour voir le Cube d'en haut.
Anna est venue, nous avons discuté un peu. Je ne voulais pas dire « Je ne sais pas ce que je fais. Je ne sais pas où je vais et quel sera le prochain pas. » Mais je n'ai pas pu m'en empêcher.
Bon, maintenant j'ai l'impression que ma journée est finie. Pour la faire durer un peu, je vais lire Virginia Woolf. Si ça ne me donne pas d'idée pour la suite, ce sera au moins une bonne lecture.

Je ne sais pas si j’écrirai demain. Je crois qu’il sera temps de regarder l’existant, d’en faire un tri, de tenter de le nommer. Jusqu’ici, je n’ai pas vraiment fait de couches, mais plutôt une longue chenille. J’ai marché sur une ligne (bon, j’ai zigzagué sur un fil peut-être). Mais je crois qu’il faut passer au mille-feuille. J'ai dit pas de piles qui camoufflent, mais un bon gros mille-feuille qui déborde…
Ok, j’ai clairement envie d’un goûter ! 17h54, je crois qu’on peut dire que c’est la fin de la journée.

Mercredi 24 mars 2021 – Le Cube – 

Mardi 30 mars 2021 – 31bis – 

Je suis cette semaine dans une salle très différente du Cube. Un petit bureau attenant à une salle de repos. Tout confort. Chaises de travail disposées autour de bureaux aux formes étranges. Kitchenette équipée d’un micro-ondes, four, frigo, lave-vaisselle, évier… Espace détente avec gros canapés en simili-cuir, longues tables en bois massif et tables basses. J’ai même un portemanteau et des trous pour faire passer les câbles dans mes tables. Ici, il ne faut pas déborder, salir les murs ou se prendre les pieds dans les chargeurs.
Tout pour un accueil parfait ! Je m’y sens moins étrangère, moins intruse que dans mon Cube au départ. Pourtant je n’ai aucune idée de par où commencer. C’est beaucoup moins excitant de compter les clous ici. Ou de photographier les vieux bouts de scotch. La tentation de la sieste dans les canapés va être immense.
Comme la semaine dernière, en arrivant, j’ai fait le tour de la petite salle. Il y a une belle lumière et j’ai vu sur le jardin de l’école. Quelques étudiant·e·s font une ronde en bas. Gentilles petites silhouettes dans le soleil du matin qui tournent comme des enfants dans la cour de récré.
On dirait que les oiseaux sont amplifiés tellement ils chantent fort, et la fontaine du jardin résonne sur la façade. Je m’aperçois que je vois la fenêtre de notre salle de classe d’ici. Je me demande s’il y a déjà du monde. Je pourrais leur faire signe, trouver un moyen d’attirer leur attention. C’est dommage, je n’ai pas de miroir. Ça me rappelle que je devrais couper mon téléphone.

Écrire.  L’endroit s’y prête.  

Hier, je me suis souvenue d’un projet fait il y a deux ou trois ans. Black Box Edition nº1. J’étais en Erasmus à Leipzig et je ne parlais pas un mot d’allemand. J’avais construit une petit chambre noire dans un carton, et pendant une journée, je m’étais installée sur une place pour faire des portraits de passants à l’aide de sténopés. Tout était un peu de bric et de broc, mes Tupperwares remplis de produits chimiques à la mauvaise température, mes lumières de vélo rouges scotchées à l’intérieur d’une boîte en carton, mon tissu noir pas tout à fait opaque… Et pourtant ça avait marché. Cette journée a donné lieu à une édition où j’explique ma démarche de façon très protocolaire. Quels étaient mes outils. Quel lieu j’avais choisi. Qui m’aidait et comment. Ce que je proposais, selon quelles modalités. Je devrais faire la même chose aujourd’hui.

Définir des termes, des règles, des conditions. 

Commencer par revenir sur ce temps dans ma boîte la semaine dernière. D’ailleurs c’est drôle comme il revient souvent ce mot : boîte, Box. L’endroit où je m’enferme, ce qui contient, la boîte noire, celle qui enregistre, garde trace et témoigne, la boîte à secret, celle des enfants, des amis, hors du temps, île. Boîte fermée (pour l’instant). À ouvrir ?

Je suis très attachée aux secrets, à l’intimité et à l’intime. Je trouve ça beau, savoir que des gens partagent et gardent des secrets. Même lorsque je ne suis pas dans la confidence. Mes ami·e·s me racontent souvent leurs secrets, ils et elles savent que je les chéris.

Mercredi 31 mars 2021 – 31bis – 

Je suis du genre à m’agacer des gens non-efficaces. Lorsque je dois accomplir une tâche, je cherche les moyens les plus rapides de m’en acquitter. D’ailleurs ça n’est pas tout à fait vrai, ça n’est pas la rapidité que je vise, je dirais que c’est plutôt la fluidité. J’aime que les mouvements et les temps s’enchaînent en coulant, que le passage d’une action à une autre se fasse sans accroc. J’aime regarder les personnes dont le corps est en rythme, celles qui donnent toujours l’impression qu’elles agissent lentement, ou doucement, et qui pourtant sont d’une efficacité redoutable. Celles et ceux, forces tranquilles, qui ne brassent pas du vent, mesurent leurs gestes, sont intrinsèquement ancré·e·s dans le présent, et parviennent à le rendre élastique.

Il me semble parfois que j’y arrive moi aussi. Si j’aime l’efficacité et la fluidité, si je déteste faire traîner les choses, les attentes inutiles, regarder les gens faire à ma place, si je suis parfois brusque, empressée, je n’ai pourtant pas peur du vide, des pauses, de l’ennui et du temps qui passe.

On n'a jamais « rien » à faire. 

Jeudi 1er avril 2021 – 31bis – 

Il fait une chaleur étouffante. Je me traîne depuis trois jours, je transpire comme si c’était le plein été. Le soleil dans la salle m’a fait un beau spectacle, je l’ai regardé bouger, éclairer les différents meubles. Ses rayons et l’horloge de la paroisse Saint-Guillaume sont les témoins du temps au ralenti. J’ai l’impression de n’avoir rien fait d’autre que regarder les ombres avancer sur les murs, et compter les quarts d’heure avec les cloches.

Je ne sais toujours pas quoi faire de cet endroit. Ce bureau 31bis du 2 rue de l’Académie. Je l’ai beaucoup fui, je ne l'ai pas appelé « mon » bureau contrairement à ma Boîte, mon Cube que j’ai apprivoisé la semaine dernière.

Dimanche 11 avril 2021 – Entre deux résidences – 

Dans quelques semaines, si tout va bien, j’irai faire une retraite de cinq jours dans un monastère. J’y vais pour travailler mon diplôme, mais j’espère que je n’oublierai pas de ne rien faire aussi. Cinq jours c’est long et c’est court. Si je ne fais pas bien attention, je risque de ne pas avoir le temps de m’ennuyer ou de me sentir seule. Ce serait vraiment dommage.

Mercredi 14 avril 2021 – Entre deux résidences – 

Lundi 26 avril 2021 – Le Cube – 10:45 – 

MESSAGE 09:04 : Je veux pas me lever. Je me demande si toi, tu es déjà levée, prête et en train de résider.

Retour au Cube. 

Démarrage éparpillé ce matin. Je suis ici pour cinq jours et j’ai plein d’envies, et plein de choses à faire aussi. Je ne sais pas par où commencer mais contrairement à la première fois, je bouge dans tous les sens. Je commence une chose, puis je l’abandonne, je plante un clou, je vais chercher une table, j’étale des feuilles, puis les range…

Bon, je vais commencer par m’installer. Pile : un bureau et quelques outils. J’ai amené l’imprimante thermique, ça fera un nouveau bruit. C’est les vacances, et j’ai l’impression que je ne vais entendre que les canalisations pendant cinq jours. Face : un « accrochage » en vrac des dernières choses que j’ai produites. Ce matin je voudrais sélectionner là-dedans pour continuer mon mille-feuille.

Cette fois-ci, j’ai vraiment coupé mon téléphone. 

Il faudra passer par le site pour m’écrire. J’espère que je ne vais pas passer trop de temps là-dessus. Je suis toute excitée de ce nouvel outil, mais je ne voudrais pas qu’il devienne trop central.
MESSAGE 11:50 : Yo t'as à manger Gaby ? signé : lélé

Purée ! Il va faloir que je gère rapidement la question de la publication des messages. Et surtout mes moyens d'y répondre.
Non, pas à manger sur moi Léa ! J'irai à la boulangerie d'ici 20 min.

Lundi 26 avril 2021 – Le Cube – 15:09 – 

MESSAGE 14:42 : Je suis avec la bolosse et elle me fatigue
Bon, je ne vais peut-être pas publier tous les messages…

MESSAGE 15:05 : Bonjour
Une question primordiale de la part de l’équipe parisienne : est ce qu’il y a des toilettes dans le cube et si non comment fait la championne tout catégorie des pisseuses pour relever ce challenge ?
Je crois que quelqu’un fait des tests d’installation sonore à mon étage. Moi qui pensais être seule avec mes bruits d’imprimante et de canalisations. Ce sont les mêmes sons en boucle depuis ce matin, je vais bientôt devenir folle.

Lundi 26 avril 2021 – Le Cube – 17:57 – 

J'ai fait semblant de ne pas voir l'appel au goûter de 16h29. C'est bien cette messagerie ! Je sais qu'iels ne m'en voudront pas, j'essayais de rester concentrée.

Il y a quelque chose de plus officiel dans mon installation au Cube cette fois-ci. Je l'ai peut-être trop annoncée, alors j'ai l'impression de devoir rendre des comptes. Je ne suis plus clandestine ou cachée. Ça n'est plus nouveau non plus. J'ai peur que ce soit juste devenu un bureau.

C'est peut-être aussi dû au fait que je me suis fixé des objectifs beaucoup plus clairs que les dernières fois : jouer avec la vectorisation dynamique, faire de la typo, imprimer une affiche en sérigraphie. J'avais l'impression de manquer de rigueur, mais finalement, c'est sans doute tout l'intérêt de ces résidences : mettre la rigueur de côté, oublier la rentabilité.

Mardi 27 avril 2021 🥔 Le Cube 🥔 09:06 🥔 

Première chose, relève du courrier. Ce matin j'ai :
- un peu d'aide
- un poème
- un rappel
Personne ne signe ses messages. J'aime bien, ça me fait des devinettes.
MESSAGE 23:06 : Le pad hic et nunc de la biennale
Attention c'est le gros bordel !


MESSAGE 23:45 : Les ombres des branches sur les murs me font un petit mardi 30 mars tous les matins comme si… tu es un peu là. Merci de nous l'ouvrir…
J'aime bien celui là, on dirait l'écriture automatique de mon téléphone !

MESSAGE 09:14 : Coucou je t'ai envoyé deux typons sur ta boite mails de l'école <3 mercii

Allez, hop ! 

- Impression des typons
- Scan de mes fusains
- Et je continue ma vectorisation.

Mardi 27 avril 2021 🥔 Le Cube 🥔 11:35 🥔 

MESSAGE 11:22 : Bonjour petite libellule, comment vas-tu en cette journée ensoleillée ? Que dirais-tu d'un rdv au soleil à la pause midi ?
Je pensais aller chercher un banh-mi vers midi, si ça t'interesse..................
La bise de la salle 16,
Laura


Laura, super partante pour profiter du soleil pendant ma pause ! Vous pourrez me donner des nouvelles du reste du monde (transformé depuis ce matin, j'en suis sûre). J'ai mon repas, mais je ferai quand même un saut à la boulangerie. RDV là où l'herbe est la plus mœlleuse vers 12h30 ?
Opération typons accomplie. Vecto en cours… Prendre les choses à la cool, c'est le mot d'ordre pour ne pas me perdre dans une course effrénée d'une semaine.

Mardi 27 avril 2021 🥔 Le Cube 🥔 14:00 🥔 

MESSAGE 13:21 : j'ai encore rêvé que vous m'aviez remplacé dans la coloc. Notre maison, notre boîte avec nous quatre dedans me manque beaucoup

Appel à toutes les unités. Je répète. 

Mission abort. Repeat. 

MESSAGE 13:21 : tu t'es pris un mur juste avant de raccrocher ?
Juste un tabouret…
MESSAGE 14:59 : Toc toc toc

Mardi 27 avril 2021 🥔 Le Cube 🥔 17:50 🥔 

MESSAGE 14:59 : « Je marche beaucoup, à travers les forêts, et j'ai avec moi-même de fameux entretiens » Nietzsche
Il y a des arbres dans le cube ?
Il n'y a pas d'arbre dans le cube. Il y a un balai, des tréteaux, un trépied, trois tabourets, une imprimante thermique. Il y a beaucoup de papier, un évier bouché, deux socles en bois. Il y a une grande fenêtre qui donne sur plein d'autres fenêtres, sur une large cheminée d'usine en brique, sur une grue et un clocher au loin. Il y a des trous dans les murs et des griffures sur le sol. Il y a moi, qui ne marche pas assez depuis deux jours, qui me parle trop peu, et qui suis empressée. Merci pour le rappel de la forêt, de la marche et des entretiens solitaires.

Demain sera une grosse journée. Je dois imprimer en sérigraphie. Mais j'essaierai de trouver le temps de prendre un peu de temps ici.

Mardi 27 avril 2021 – Hors-champ – 23:04 – 

Je m’aperçois que ce site, ce journal, cet espace que j’alimente, est une façon de me forcer à montrer les choses. Je ne suis pas très présente sur les réseaux, je ne montre mon travail que lorsque je suis obligée, le plus vite possible et en petites piles, et je passe mon temps à m’excuser de tout ce qui pourrait être plus abouti, plus juste, plus travaillé… Lorsque j’ai partagé le lien de ce journal en ligne, j’ai annoncé à tout le monde qu’il n’était pas fini, que je devrais retravailler la forme, que c’était une sorte de test.

Il me semble de ce format me permet de montrer des choses sans avoir à les assumer pleinement. Ou justement, me permet d’assumer pleinement les choses, puisque ce sont des morceaux, des tests, du en cours, des ratés. Je trouve ça plus facile à montrer.

Et en même temps, c’est compliqué de livrer un journal. C’est très intime. On m’a dit En fait, tu deviens blogueuse !, ou Je peux l’envoyer à mes collègues, à mes ami·e·s ?. J’ai beau faire cette investigation dans un cadre précis – celui de mon diplôme – et orienter mes recherches autour du travail, j’ai souvent l’impression de me mettre à nu depuis que j’ai commencé. Je n’ai pas l’habitude. D’ailleurs, bien caché dans un poème de téléphone, on m’a aussi dit merci de nous l’ouvrir. J’ai bien remarqué. Je vais essayer de continuer.

Jeudi 29 avril 2021 – Le Cube – 08:44 – 

Où est-ce que ça commence ? Où est-ce que ça s’arrête ? 

J’ai pourtant fixé un cadre :
- Dans le Cube (ou le lieu choisi pour une résidence) = espace/temps de résidence
- Hors du Cube = hors de la résidence.
La dernière fois, ça fonctionnait. J’étais pleinement disponible au moment de passer la porte, alerte, attentive au moment. Et puis quand j’en sortais, bien sûr je racontais, j’y pensais, mais ma tête n’était pas resté dans la pièce, je ne projetais pas le prochain geste, j’attendais d’y être pour savoir ce qui adviendrait.

Mais cette fois-ci c’est différent. Plus je nomme les choses, plus je les définis, les cadre, etc., plus j’attends de ces moments, plus ils sont présents. Je sens qu’ils occupent mon esprit de façon de plus en plus similaire au reste de mon travail (celui de commande, celui avec des objectifs, des deadlines, des enjeux clairs, celui qui tourne en boucle le soir avant de dormir, et qui est toujours là quand mon réveil sonne).

C’est drôle, le premier jour de la première résidence au Cube je me suis demandé Par où on commence ? Ce n’est pas exactement la même question, mais quand même. Ça me tracasse ces limites. Ces frontières entre le travail et le reste de la vie, entre l’expérimentation et « le fini », entre le faire et la pensée. Maintenant je sais que j’ai les deux pieds dedans, et que c’est sans doute en posant la question que j’ai commencé. Ou était-ce bien avant ?

Relève du courrier. 

Depuis mardi j'ai : une citation, un lien Tiktok, un petit mot, une question primordiale de langage, un bon film d'Aude-Léa Rapin, des conseils de code et de la tendresse.
MESSAGE 21:05 : Ça donne quoi le titre de Blade Runner en Québécois ?
J'ai délaissé le site (et le Cube) hier. Au départ ça m'ennuyait de couper cette semaine en deux, j'avais l'impression d'enfreindre les règles du jeu. Finalement, j'ai passé la journée à expériementer en sérigraphie, j'ai ajouté quelques couches à mon mille-feuille. Ça m'a donné envie d'y retourner bientôt pour essayer d'autres choses, allez plus loin, faire plus de couches (d'encre pour le coup).

Je vais accrocher les affiches dans ma boîte, prendre un peu de recul, me dévisser du bureau. Marcher. Sans la forêt.

Jeudi 29 avril 2021 – Le Cube – 12:57 – 

Jeudi 29 avril 2021 – Le Cube – 16:53 – 

MESSAGE 13:42 : Encore, encore, encore
Un aperçu pour les absent·e·s.

Vendredi 30 avril 2021 – Le Cube – 09:40 – 

Dernier jour au Cube.

Comme d'habitude, j'ai l'impression de ne pas avoir fait grand-chose. Il reste une journée et j'hésite : essayer d'aboutir certaines choses ? Tester ce que je n'ai pas eu le temps de faire ? Changer/prévoir un accrochage pour l'après-midi ?

Il faut aussi que je prévois un peu ma semaine au Carmel. Je pars lundi matin tôt et j'ai peur d'oublier des choses à l'école. J'aurais l'air bête si j'embarque l'imprimante sans rouleau par exemple !

Vendredi 30 avril 2021 – Le Cube – 14:33 – 

� 

Premier message de la journée !!! Je suis toute excitée, je pensais qu'iels m'avaient oubliée !
MESSAGE 14:22 :
Le plus cryptique de tous… Pas de signature évidemment, et toute la place pour imaginer quel emoji aurait dû se trouver à la place de ce gros �

🌻 🐜 🌝 🙊 🐌 🌞 🌿 🥔 🚲 🤸‍♀️ 

Il est déjà 14:45, j'ai donné rendez-vous à quelques personnes vers 15:30 pour une ouverture de Cube et je ne suis pas prête du tout. Prête à quoi, je ne sais pas, mais j'ai commencé plein de choses que j'ai laissé trainer. C'est le problème d'avoir installé un vrai bureau. J'ai l'impression de commencer des choses et de les abandonner parce que je ne sais pas quoi en faire ou en dire.

Ciao ! 

Lundi 03 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 10:00 – 

Je viens d’arriver au Carmel. Visite sommaire de la maison et de la chapelle avec sœur Donata. Je suis installée dans une petite chambre vieillotte, un lit, un bureau, une commode, un fauteuil, deux chaises, un crucifix, une vierge à l’enfant et un radiateur qui fait un bruit pas possible.

Sur le bureau, une fiche avec les horaires du Carmel et cette note en bas :

En dehors des offices, silence et solitude sont à respecter dans la maison.

Je crois que je vais essayer de ne rien faire aujourd’hui. Mais rien rien rien. Pas de lecture, pas de travail, le moins d’écriture possible. J’utilise à nouveau les notes de mon téléphone. J’ai supprimé toutes mes appli de réseaux sociaux, caché mes notifications. Aujourd’hui je n’ouvre pas mon ordinateur.

Dit comme ça, ça me semble facile de ne rien faire pendant une journée. Écouter la rue tout près, compter les heures avec la cloche de la chapelle, étudier les motifs du lino, du papier peint, du plafond. Mais on verra combien de temps je tiens immobile. Encore deux heures avant le déjeuner, sept heures avant le dîner. Et une ou deux de plus avant de dormir.

Lundi 03 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 13:46 – 

Jusqu’ici, trop facile. Bon, j’ai triché, je me suis endormie un peu. Le bruit du radiateur me berce et les cloches rythment mes micro-siestes.

L’année dernière, pendant le premier confinement j'étais avec beaucoup de monde et il y avait du mouvement partout autour de moi. Je me souviens m’être demandé combien de temps il faudrait pour que les gens me manquent, combien de temps ça prenait pour s'ennuyer, pour en avoir ras-le-bol de la solitude, du silence, du calme plat. Bon, c’est clair que ça n’est pas en cinq jours que ça va arriver. Mais je me demande si c'est en une, deux, trois semaines, un mois ? Ou plus ?

Il faut être un peu bizarre, dans une période pareille, alors qu’on nous confine, qu’on restreint nos horaires de sorties, nos distances de déplacements, qu’on n’a plus accès aux musées, aux théâtres, aux cinémas, aux cafés, aux terrasses, qu’on a interdiction de se réunir à plus de six personnes, qu’on ne peut pas se toucher, se serrer... il faut être un peu bizarre, peut-être, pour chercher à être plus seule, à faire passer le temps plus lentement.

C’est un luxe de faire ce que je fais. Pouvoir se permettre de partir, de prendre ce temps. Et puis avoir la chance d’être si bien entourée au quotidien. La solitude, le silence, le retrait font du bien, j’imagine, lorsqu’ils ne sont pas imposés. C’est comme tout, si l’on n’a pas le choix, ça peut être douloureux. Je pense à tous ces gens pendant le premier confinement, isolés plus de deux mois dans des petits appartements. En tête-à-tête imposé avec eux-mêmes. Forcés de vivre, dormir, manger, travailler dans un studio rikiki transformé en chambre-bureau-cuisine-salon-salle de sport et j’en passe. Toutes ces personnes dont la santé mentale a été abîmée par un an de crise sociale plus que par le virus. Et moi avec mes petits soucis bourgeois, qui ai besoin d’espace et de calme pour travailler, de changement de paysage pour retrouver du mouvement, qui me paie le luxe de dire je vais essayer de ne rien faire aujourd’hui. Mais rien rien rien. J’ai un peu honte parfois.
MESSAGE 16:08 : Coucou

MESSAGE 17:48 : Quel blanc ?

MESSAGE 19:32 : Coucou
Je n'ai pas tout à fait réussi à ne rien faire, mais presque. À en juger par les messages dans ma boîte, j'ai fait quelques impatient·e·s. Désolée. Mais c'était bien d'être off !

PS : Pour le goûter de retrouvailles, il y aura des sablés confiture ?

Mardi 04 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 11:54 – 

MESSAGE 10:37 : Ding dong

Oh, une cloche en plus !
Célébrez notre Dieu, serviteurs du Seigneur,
vous tous qui le craignez, petits et grands,
Voici maintenant le salut, le règne de son Christ,
alléluia.
Antienne d'ouverture Ap 19.5, 12, 10
Je suis allée à la messe ce matin. Je ne savais pas où me mettre !

Mardi 04 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 16:51 – 

Mardi 04 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 21:33 – 

Mercredi 05 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 08:53 – 

MESSAGE 08:01 : Sacrée-mire !

C'est vrai que les vitraux c'est quand même ce qu'on fait de plus proche du RVB. Et en regardant les mires télé, je suis aussi tombée sur un tas de vieux exemples supers (beaucoup sont en noir et blanc, mais ça donne des idées). Merci !

Jeudi 06 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 08:40 – 

Bonjour les fraisiers, les machoires qui pleurent, les éditrices en herbe, les éclaireuses volantes, les antennes bien dressées et les oreilles attentives.
MESSAGE 18:46 : Alors, anéchoïque la chambre ?

Pas du tout. Loin de là !

Jeudi 06 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 18:14 – 

MESSAGE 17:49 : J'espère que tu as su trouver ce que tu ne cherchais pas

La foi ? Parce que je ne la cherchais pas, mais je ne suis pas encore convaincue. Pourtant je suis beaucoup allée voir les sœurs prier et j'ai même eu un entretien avec Sœur Donata, mais je crois que c'est cuit pour cette fois.
C’est vrai ça, qu’est-ce que je cherchais au juste ? Est-ce que je ne suis pas en train de me perdre en route. Ça n’est pas très grave de faire des détours (et je suis bien placée pour le savoir, j’ai un sens de l’orientation dramatique), mais comment bifurquer au bon moment pour retomber sur ses pattes avant d’être complètement hors-champs ?

C’est la fin du quatrième jour au Carmel et je ne souffre pas du tout de la solitude. En revanche, mon regard seul me fait défaut je crois. Je pourrais continuer, tourner en rond, filer certaines choses, ajouter des couches, et des couches, et des couches, et des couches… Mais j’ai besoin de confronter ce que je fais aux regards de celles et ceux qui m’entourent habituellement. Je ne me pose plus les bonnes questions, et je sais que les autres étudiant·e·s, mes ami·e·s, sauront me faire rebondir de façon intelligente. On est souvent plus intelligent·e·s à plusieurs.

Vendredi 07 mai 2021 – Carmel du Sacré-Cœur de Marienthal – 09:20 – 

MESSAGE 08:39 : un peu l’impression d’envoyer un sms à ces emissions tv de clips qui passent ensuite ces messages en dessous des vidéos  

Bravo ! Vous êtes l'heureux·se gagnant·e du DVD La Chapel du Carmel de Marienthal.  

Déjà l'heure de partir. Les sœurs reçoivent du monde cet après-midi.
J'avais dis Cinq jours c'est long et c'est court. Mais finalement, c'est plus court que long. Je suis en retard pour mon train, je ferai le point plus tard.
GABY MAHEY

Journal de bord réalisé entre le lundi 22 mars 2021 et le vendredi 7 mai 2021 lors de quatre moments d'activation d'un protocole propice à l'expérimentation et au développement d'une écriture graphique personnelle :
→ 22-24 mars : Cube (HEAR)
→ 30 mars-2 avril : salle 31bis (HEAR)
→ 26-30 avril : Cube (HEAR)
→ 3-7 mai : Carmel du Sacré-Cœur (Marienthal)

Projet réalisé dans le cadre du DNSEP mention communication graphique de la Haute école des arts du Rhin.

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